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En vous souhaitant de prendre autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les écrire.

mardi 15 décembre 2020

Word war three 4 : pierre qui mousse n'amasse pas houle

 Bonjour à tous.

Aujourd'hui les trois mots imposés sont musique, bateau et demain. C'est LEAR, le compte twitter de l'association Lire, Ecrire, Agir - Réunion qui les a choisis. Merci de les avoir proposés.

 

 

  J'ai appelé cette histoire : pierre qui mousse (n’amasse pas houle)

 

Depuis toujours, il travaillait la terre.
À peine savait-il marcher que son père l’avait installé sur ses épaules pour l’emmener aux champs et lui montrer le métier :

labourer le sol, semer les graines, arroser quand il le fallait et récolter quand il le devait, au rythme des saisons.


Il était né fils de paysan et le deviendrait à son tour quand il serait grand. La ferme lui reviendrait lorsque son père serait parti. C’était ainsi.

 Il avait moins de vingt ans quand cela arriva et jusqu’à ses trente ans, il laboura, sema, planta, arrosa et récolta comme on le lui avait appris. Chaque matin pendant dix ans, il se leva pour aller travailler aux champs.

 

Le soir venu, épuisé par le labeur du jour, il traînait ses sabots jusqu’à la rivière avant de rentrer. Il les tapait toujours sur un des montants du pont de bois pour en retirer la terre et s’accoudait ensuite à la rambarde, regardant les poissons s’amuser dans l’eau claire. Des cygnes les effrayaient parfois et les feuilles des peupliers frissonnaient au rythme du vent.

 

Pendant un instant, il s’emplissait le cœur de cette musique si différente de celle qu’il vivait chaque jour et dont le refrain lui chantait : tu n’es pas à ta place.

Il en avait bien conscience, mais comment faire ? Le sol devait être labouré, les graines semées et les blés ramassés. Alors chaque soir, après un long soupir, il rentrait se coucher et tentait d’oublier.

 

Dix ans de plus passèrent. Chaque journée était une page du catalogue de la redite de sa vie. Chaque soirée sur le pont une note de son concert personnel de répétitions. Chaque nuit une plongée dans l’oubli de ce qui aurait pu être.

Depuis toujours, il travaillait la terre et cela lui pesait de plus en plus.


 

Un dimanche matin, la cloche de l’église sonna, comme toutes les semaines. Pour la première fois depuis des années, il ne l’ignora pas et se rendit à l’office.
Se joignant aux autres villageois qui s’étonnaient de le voir, il les imita dans leurs génuflexions et leurs gestes de croix tout en s’abstenant de les accompagner dans les phrases ou les chants qu’il ne connaissait pas, car il voulait rester discret.

 

 

Le curé remarqua tout de même sa présence. Il l’attendit à la sortie pour le remercier d’être venu et lui proposa de rentrer avec lui.Ce religieux était de ceux qui croient surtout en l’homme et tout en marchant, il incita sa nouvelle ouaille à dire pourquoi elle s’était déplacée :
— Raconte-moi ce qui te tracasse ? Tu ne te sens pas heureux ?

 

Recevant un haussement d’épaules pour toute réponse, il insista et rajouta :
— La solitude te pèse ?
Prends du temps pour toi ! Si tu n’as trouvé personne avec qui te marier dans notre village, va la chercher ailleurs. Tu n’as pas d’animaux à t’occuper qui pourraient en souffrir. Va-t’en une semaine ou davantage ! À ton retour, rien n’aura changé.
— Je vais y penser.
— C’est bien ! Je te laisse maintenant.

 

Ainsi se quittèrent-ils après une poignée de main et tandis que le curé repartait vers l’église, lui commença à se poser des questions. En se couchant, il conclut que trouver l’âme sœur n’était pas vraiment ce qui le préoccupait. Malgré tout, il y réfléchit une semaine entière, chaque jour dans les champs, chaque soir sur le pont et chaque nuit dans son lit.

 

Le dimanche suivant, il remontait le seau du puits lorsque la cloche sonna. Repensant à la discussion, il se tourna par réflexe vers l’église et se cogna la tête à la margelle. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. La douleur le mit en colère :
— Ça suffit.
Se frottant la bosse, il rentra faire son sac, un baluchon de presque rien, le jeta sur son épaule et sortit.

 

 

Il passa au presbytère dire qu’il partait et le curé lui souhaita bon vent. Cela résonna en lui comme une promesse d’avenir et il s’en alla avec le sourire en écoutant les bruits du premier soir de sa vie.

 

 Son errance dura bien plus d’une semaine. Ce furent des mois pendant lesquels il se chercha. Le chant des cascades de montagnes ne lui convenait pas et rien dans la forêt ne suscitait son intérêt. Le brouhaha de la ville lui était aussi une souffrance.

 

Mais quand il se dirigea vers le port, un son nouveau et connu à la fois, un tintement bien particulier l’attira.
C’était la cloche d’un bateau, plus petite que celle de l’église, moins sourde, plus présente et moins pesante. Il s’avança pour mieux la voir.
Qu’elle était belle !

  

Une voix capta son attention :
— On cherche à partir quelque part ?
L’homme qui lui avait adressé la parole avait tout du marin, peut-être même était-il capitaine.
Lui haussa les épaules pour répondre comme à son habitude. L’autre ne s’en contenta pas :
— Vous avez perdu votre langue ? On vous l’a coupée ?

 

 Il se força à parler pour le détromper :
— Je ne suis qu’un paysan en voyage et je suis navré, je n’ai pas de quoi vous payer un passage. J’ai entendu la cloche du bout du quai, alors je suis venu la voir : qu’est-ce qu’elle est belle !


 

Le capitaine s’esclaffa :
— Un terreux attiré. C’est bien la première fois. D’habitude, c’est plutôt la terreur et il se tire.
Lui restait sans bouger. Le marin le regarda un long moment avant d’ajouter :
— Il est tard. Tirons les rets et rentrons : tourte et tourteau. Es-tu tenté ?

 

Il l’était et n’hésita qu’un instant avant de demander la permission d’embarquer, car il connaissait les usages.
— Accordé moussaillon ! Bienvenue sur la renaissance, ma bonne amie depuis vingt ans.


 

 

À deux dans la cambuse, ils étaient à l’étroit, mais il s’y sentait à l’aise comme nulle part depuis toujours. L’iode dans l’air donnait un goût inimitable aux plats qu’il avait devant lui, celui de la marée qui montait et descendait.

En mangeant, il sourit alors que le bateau tanguait. Ce nouveau rythme remplissait son cœur de joie, mais aussi son estomac. La nausée l’obligea à sortir.

 

Accoudé au bastingage, il riait, disant au capitaine que c’était dur de vomir en cadence, mais qu’il était ravi de partager son repas avec les poissons. Ne manquaient que les cygnes pour les déranger et les peupliers s’agitant au loin.

Le capitaine s’esclaffa et lui offrit du ratafia :
— Pour caler l’estomac ! Cela ira mieux demain.
— Alors, il y aura un demain ?
— On dirait bien.

 

Après une tape sur l’épaule, le capitaine le laissa et lui resta à écouter la nuit et les bruits des bateaux.
C’est ainsi qu’il devint marin, affrontant les embruns, les mers d’huile et les tempêtes.
Il s’agissait d’apprendre la danse des océans, retenir les mouvements qui sauveront ta vie quand la musique du vent vient soulever la houle.

 

Connaître le rythme des vagues, la chanson du ressac et siffler le refrain des sternes et des mouettes lorsque tu reviens à quai.
Il s’agissait aussi de bien laver le pont, ravauder les filets, les remonter quand il le devait et affaler les voiles quand il le fallait.

C’était à la fois pareil et différent de sa vie d’avant et il se sentait bien, en paix avec lui-même.

 


Il n’avait pas rencontré l’âme sœur ou peut-être que si au fond, là, sous la coque du bateau.

En tout cas, il s’était trouvé lui-même et il était enfin heureux.



 

Au village, on parlait souvent de lui, le dimanche après la messe, devant l’apéritif. On s’étonnait toujours de sa disparition, lui qui ne venait jamais avant et s’était volatilisé juste après être passé faire confesse et communion. C’était vraiment bizarre ! On le supposait tué par des voleurs, devenu brigand lui-même ou pire encore, engagé dans l’armée.

 

 

Le curé leur rappela que la médisance n’était pas des vertus qu’il prônait. Il rajouta que Cristobal le voyageur était parti chercher son âme sœur, qu’il reviendrait vite, demain, ou bien le jour d’après et que patience comme silence étaient deux grandes qualités.
Lui-même doutait parfois de le revoir, sans jamais l’exprimer, car c’était ce qu’il devait.

 

Seul dans son presbytère, il haussait les épaules, imitant sans le vouloir ce paysan solitaire et alors il pensait :
Après tout, qu’on à donner les curés si ce n’est de l’espoir et des promesses. Et qui sait : peut-être que cela arrivera.

 

 

 Un matin, il sera là, devenu barbu comme dans la chanson, les poches débordantes de lingots et de pesos.
 
Oui, j’en suis sûr, il réapparaîtra, avec des trésors plein les bras, des histoires plein la bouche et des étoiles plein les yeux. En tout cas, je le lui souhaite, qu’il revienne ou pas.

 

J'espère que cette histoire vous a plu. Venez l'écouter sur Youtube :
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La prochaine fois, c'est Nicolaï Drassof qui nous emménera en voyage avec les mots : pantalon, liberté et cassoulet.  Je sens qu'on va bien s'amuser.