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Vous y trouverez des textes variés : Grandeur Nature, atelier d'écriture, poèmes ou autres : aventures et histoires.

En vous souhaitant de prendre autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les écrire.

mardi 15 décembre 2020

Word war three 4 : pierre qui mousse n'amasse pas houle

 Bonjour à tous.

Aujourd'hui les trois mots imposés sont musique, bateau et demain. C'est LEAR, le compte twitter de l'association Lire, Ecrire, Agir - Réunion qui les a choisis. Merci de les avoir proposés.

 

 

  J'ai appelé cette histoire : pierre qui mousse (n’amasse pas houle)

 

Depuis toujours, il travaillait la terre.
À peine savait-il marcher que son père l’avait installé sur ses épaules pour l’emmener aux champs et lui montrer le métier :

labourer le sol, semer les graines, arroser quand il le fallait et récolter quand il le devait, au rythme des saisons.


Il était né fils de paysan et le deviendrait à son tour quand il serait grand. La ferme lui reviendrait lorsque son père serait parti. C’était ainsi.

 Il avait moins de vingt ans quand cela arriva et jusqu’à ses trente ans, il laboura, sema, planta, arrosa et récolta comme on le lui avait appris. Chaque matin pendant dix ans, il se leva pour aller travailler aux champs.

 

Le soir venu, épuisé par le labeur du jour, il traînait ses sabots jusqu’à la rivière avant de rentrer. Il les tapait toujours sur un des montants du pont de bois pour en retirer la terre et s’accoudait ensuite à la rambarde, regardant les poissons s’amuser dans l’eau claire. Des cygnes les effrayaient parfois et les feuilles des peupliers frissonnaient au rythme du vent.

 

Pendant un instant, il s’emplissait le cœur de cette musique si différente de celle qu’il vivait chaque jour et dont le refrain lui chantait : tu n’es pas à ta place.

Il en avait bien conscience, mais comment faire ? Le sol devait être labouré, les graines semées et les blés ramassés. Alors chaque soir, après un long soupir, il rentrait se coucher et tentait d’oublier.

 

Dix ans de plus passèrent. Chaque journée était une page du catalogue de la redite de sa vie. Chaque soirée sur le pont une note de son concert personnel de répétitions. Chaque nuit une plongée dans l’oubli de ce qui aurait pu être.

Depuis toujours, il travaillait la terre et cela lui pesait de plus en plus.


 

Un dimanche matin, la cloche de l’église sonna, comme toutes les semaines. Pour la première fois depuis des années, il ne l’ignora pas et se rendit à l’office.
Se joignant aux autres villageois qui s’étonnaient de le voir, il les imita dans leurs génuflexions et leurs gestes de croix tout en s’abstenant de les accompagner dans les phrases ou les chants qu’il ne connaissait pas, car il voulait rester discret.

 

 

Le curé remarqua tout de même sa présence. Il l’attendit à la sortie pour le remercier d’être venu et lui proposa de rentrer avec lui.Ce religieux était de ceux qui croient surtout en l’homme et tout en marchant, il incita sa nouvelle ouaille à dire pourquoi elle s’était déplacée :
— Raconte-moi ce qui te tracasse ? Tu ne te sens pas heureux ?

 

Recevant un haussement d’épaules pour toute réponse, il insista et rajouta :
— La solitude te pèse ?
Prends du temps pour toi ! Si tu n’as trouvé personne avec qui te marier dans notre village, va la chercher ailleurs. Tu n’as pas d’animaux à t’occuper qui pourraient en souffrir. Va-t’en une semaine ou davantage ! À ton retour, rien n’aura changé.
— Je vais y penser.
— C’est bien ! Je te laisse maintenant.

 

Ainsi se quittèrent-ils après une poignée de main et tandis que le curé repartait vers l’église, lui commença à se poser des questions. En se couchant, il conclut que trouver l’âme sœur n’était pas vraiment ce qui le préoccupait. Malgré tout, il y réfléchit une semaine entière, chaque jour dans les champs, chaque soir sur le pont et chaque nuit dans son lit.

 

Le dimanche suivant, il remontait le seau du puits lorsque la cloche sonna. Repensant à la discussion, il se tourna par réflexe vers l’église et se cogna la tête à la margelle. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. La douleur le mit en colère :
— Ça suffit.
Se frottant la bosse, il rentra faire son sac, un baluchon de presque rien, le jeta sur son épaule et sortit.

 

 

Il passa au presbytère dire qu’il partait et le curé lui souhaita bon vent. Cela résonna en lui comme une promesse d’avenir et il s’en alla avec le sourire en écoutant les bruits du premier soir de sa vie.

 

 Son errance dura bien plus d’une semaine. Ce furent des mois pendant lesquels il se chercha. Le chant des cascades de montagnes ne lui convenait pas et rien dans la forêt ne suscitait son intérêt. Le brouhaha de la ville lui était aussi une souffrance.

 

Mais quand il se dirigea vers le port, un son nouveau et connu à la fois, un tintement bien particulier l’attira.
C’était la cloche d’un bateau, plus petite que celle de l’église, moins sourde, plus présente et moins pesante. Il s’avança pour mieux la voir.
Qu’elle était belle !

  

Une voix capta son attention :
— On cherche à partir quelque part ?
L’homme qui lui avait adressé la parole avait tout du marin, peut-être même était-il capitaine.
Lui haussa les épaules pour répondre comme à son habitude. L’autre ne s’en contenta pas :
— Vous avez perdu votre langue ? On vous l’a coupée ?

 

 Il se força à parler pour le détromper :
— Je ne suis qu’un paysan en voyage et je suis navré, je n’ai pas de quoi vous payer un passage. J’ai entendu la cloche du bout du quai, alors je suis venu la voir : qu’est-ce qu’elle est belle !


 

Le capitaine s’esclaffa :
— Un terreux attiré. C’est bien la première fois. D’habitude, c’est plutôt la terreur et il se tire.
Lui restait sans bouger. Le marin le regarda un long moment avant d’ajouter :
— Il est tard. Tirons les rets et rentrons : tourte et tourteau. Es-tu tenté ?

 

Il l’était et n’hésita qu’un instant avant de demander la permission d’embarquer, car il connaissait les usages.
— Accordé moussaillon ! Bienvenue sur la renaissance, ma bonne amie depuis vingt ans.


 

 

À deux dans la cambuse, ils étaient à l’étroit, mais il s’y sentait à l’aise comme nulle part depuis toujours. L’iode dans l’air donnait un goût inimitable aux plats qu’il avait devant lui, celui de la marée qui montait et descendait.

En mangeant, il sourit alors que le bateau tanguait. Ce nouveau rythme remplissait son cœur de joie, mais aussi son estomac. La nausée l’obligea à sortir.

 

Accoudé au bastingage, il riait, disant au capitaine que c’était dur de vomir en cadence, mais qu’il était ravi de partager son repas avec les poissons. Ne manquaient que les cygnes pour les déranger et les peupliers s’agitant au loin.

Le capitaine s’esclaffa et lui offrit du ratafia :
— Pour caler l’estomac ! Cela ira mieux demain.
— Alors, il y aura un demain ?
— On dirait bien.

 

Après une tape sur l’épaule, le capitaine le laissa et lui resta à écouter la nuit et les bruits des bateaux.
C’est ainsi qu’il devint marin, affrontant les embruns, les mers d’huile et les tempêtes.
Il s’agissait d’apprendre la danse des océans, retenir les mouvements qui sauveront ta vie quand la musique du vent vient soulever la houle.

 

Connaître le rythme des vagues, la chanson du ressac et siffler le refrain des sternes et des mouettes lorsque tu reviens à quai.
Il s’agissait aussi de bien laver le pont, ravauder les filets, les remonter quand il le devait et affaler les voiles quand il le fallait.

C’était à la fois pareil et différent de sa vie d’avant et il se sentait bien, en paix avec lui-même.

 


Il n’avait pas rencontré l’âme sœur ou peut-être que si au fond, là, sous la coque du bateau.

En tout cas, il s’était trouvé lui-même et il était enfin heureux.



 

Au village, on parlait souvent de lui, le dimanche après la messe, devant l’apéritif. On s’étonnait toujours de sa disparition, lui qui ne venait jamais avant et s’était volatilisé juste après être passé faire confesse et communion. C’était vraiment bizarre ! On le supposait tué par des voleurs, devenu brigand lui-même ou pire encore, engagé dans l’armée.

 

 

Le curé leur rappela que la médisance n’était pas des vertus qu’il prônait. Il rajouta que Cristobal le voyageur était parti chercher son âme sœur, qu’il reviendrait vite, demain, ou bien le jour d’après et que patience comme silence étaient deux grandes qualités.
Lui-même doutait parfois de le revoir, sans jamais l’exprimer, car c’était ce qu’il devait.

 

Seul dans son presbytère, il haussait les épaules, imitant sans le vouloir ce paysan solitaire et alors il pensait :
Après tout, qu’on à donner les curés si ce n’est de l’espoir et des promesses. Et qui sait : peut-être que cela arrivera.

 

 

 Un matin, il sera là, devenu barbu comme dans la chanson, les poches débordantes de lingots et de pesos.
 
Oui, j’en suis sûr, il réapparaîtra, avec des trésors plein les bras, des histoires plein la bouche et des étoiles plein les yeux. En tout cas, je le lui souhaite, qu’il revienne ou pas.

 

J'espère que cette histoire vous a plu. Venez l'écouter sur Youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=Apt9OLRY9fo 

Pour me soutenir :  https://www.utip.io/fenryck

 Infos et actus : https://www.facebook.com/FenryckAuteur https://twitter.com/FenRyck

 


La prochaine fois, c'est Nicolaï Drassof qui nous emménera en voyage avec les mots : pantalon, liberté et cassoulet.  Je sens qu'on va bien s'amuser.
















samedi 31 octobre 2020

Word War Three 3 : tout vient à point...



Mots choisis par Alexandre.



 

Un tigre écrivain. Voilà qui n’était pas commun.

Il se levait tous les matins et griffonnait dans un calepin un compte-rendu détaillé de chacun des rêves de sa nuit.

 Qu’ils fussent horribles ou pleins d’ennui, il en notait chaque détail.

 

 

Tous les midis après manger, il partait pour se promener dans la jungle de son pays perdu au fin fond de l’Asie.

Il s’arrêtait au papetier pour lui acheter un carnet et discuter de ses écrits, du temps qui passe et des amis.

 

 

 

 Il rentrait toujours tard le soir, de sa promenade journalière. Le plus souvent, il faisait noir. Notre ami n’y voyait plus guère.

Il allait tout droit vers sa chambre qui n’était pas en haut d’un arbre puisque les tigres ne peuvent grimper. Mais chut surtout ! C’est un secret.

 

 

Il y déposait son carnet sur la vieille table de chevet et ramassait l’ancien rempli par le tout neuf, prêt à servir.

Une fois le vieux rangé ailleurs, il allait enfin s’allonger et fermer les yeux du bonheur de savoir qu’il allait rêver. 

De nouveau le matin suivant, dès qu’il avait ouvert les yeux, il noircissait les pages blanches qui ne le restaient pas longtemps.


Il le fit tant et tant de jours, qu’un soir, il fut bien embêté : il ne savait pas où ranger son recueil d’aventures nocturnes.

Dans chaque chambre, tous les murs étaient couverts jusqu’au plafond. Dans le salon, la cheminée en était pleine. Ça débordait ! Dans la cuisine, sur les armoires comme sous la table, plus de place. Même aux toilettes, ils s’empilaient et menaçaient de s’écrouler.

Que vais-je bien pouvoir en faire ? Se demanda alors le tigre, son calepin dans une main et dans le cœur une peur panique.

Il décida de demander à la seule personne qu’il voyait et partit comme tous les jours rendre visite au papetier. Celui-ci fut bien étonné de voir son plus fidèle client revenir avec le carnet qu’il avait acheté la veille :

— Qu’est-ce qui se passe qui ne va pas ? Celui-ci est-il abîmé ?

— Ce n’est pas ça. Il est très bien. Je l’ai rempli comme tous les autres, mais quand j’ai voulu le ranger je n’ai pas su où le poser. J’en ai tellement accumulé que ma maison va exploser et je ne sais plus quoi en faire. Je ne souhaite pas les jeter.

— Je suis bien d’accord avec vous. Quelle tristesse que d’agir ainsi. Il n’y a que ces fous d’êtres humains qui détruisent au lieu de donner. Vous devriez chercher quelqu’un avec qui vous partageriez.

— Qui pourrait être intéressé ?

— Pas moi. Vous m’en voyez navré. J’aime beaucoup ce que vous faites, mais je n’ai pas assez de place. Peut-être pourriez-vous passer une annonce dans un magazine ?

Le tigre fit comme suggéré et en attendant les réponses laissa ses carnets obstruer tant les couloirs que son palier.

 

Ce fut un vrai soulagement quand une lettre lui parvint d’un noble singe vivant au loin et qui voulait tous ses calepins.

Le tigre en était fort ravi et n’attendit pas pour partir rencontrer son futur sauveur. Il s’en alla le voir dans l’heure.

S’il avait dû tout faire à pied, il y aurait passé des mois. C’est loin le Kilimandjaro. Par chance il trouva un bateau.


En débarquant en Tanzanie, il croyait l’épreuve terminée. C’était avant de contempler la montagne qu’il devait grimper. Car le singe vivait tout en haut, dans un château dans les nuages, la résidence du comte d’hauteur, comme on l’appelait par ici.

Quand il eut enfin tout grimpé, cogné aux portes et patienté, le tigre fut enfin reçu dans un salon plutôt cossu. Des fauteuils au tissu doré, des tentures aux fils argentés, des tableaux de maître accrochés, une richesse bien exposée.

Le singe qui lui tendit la main avait des grimaces souriantes, mais derrière le tigre sentit, des façons un peu inquiétantes. Ses manières froidement aimables ne rassurèrent pas l’écrivain qui préféra finalement ne pas distribuer ses biens. D’autant qu’il lui fallait payer le transport et les emballages ainsi que de laisser le droit de publier tous ses carnets.

Tout prendre et promettre la gloire : c’est une promesse bien illusoire.

Remerciant le singe pour son temps, il garda pour lui ses écrits, qu’il choisit de stocker encore en cherchant un meilleur parti.

 

Il redescendit la montagne et partit courir dans la plaine pour chasser la déconvenue de sa démarche avérée vaine.

Sur son chemin, un lézard vert restait sur place à ne rien faire et un crocodile aux aguets versait des larmes. Pourquoi ? Mystère.

 Des cousins se cachaient dans l’herbe en surveillant buffles et gazelles et au lointain des éléphants barrissaient un appel pressant.

 

Bien que se sachant étranger à ce pays, ce continent, le tigre ne put s’empêcher de se ruer vers l’événement.

Comme il était un inconnu, rayures regardées sans effroi, on ne le traita pas en lion et il sut la cause de l’émoi :

 


 

Un vieux cochon de la région avait basculé dans un trou et s’était coincé les défenses dans des racines entremêlées. Cette vision surprit le tigre qui n’avait jamais vu avant de phacochère de sa vie. Il resta le dévisageant.

Le prisonnier du fond du trou voyant ce nouvel arrivant lui prêter autant d’attention s’en inquiéta fort bruyamment :

— Pourquoi t’es-tu tant avancé ? Tu es venu me dévorer ? Désolé pour toi le méchant : Le phacochère n’a pas bonne chair !

Voyant que tous les animaux l’entourant prenaient leurs distances, le tigre voulut s’expliquer, que se dissipe la méfiance :

— Du tout, ne vous y trompez pas. Je vous regardais par surprise. C’est la première fois que je vois un cochon avec de telles cornes.

— Moi pareil pour un lion rayé, répondit le coincé rageur. C’est loin d’être une bonne raison, si vous voulez mon humble avis, pour s’attarder dans vos parages, enfin, quand on tient à sa vie.

— Je suis navré pour cette peur. Je l’ai causée sans le vouloir. Le plus navrant est qu’ils ont fui et qu’il ne reste plus que nous.

— Pourquoi ? Vous vouliez un public applaudissant à mon trépas ?




— Je vous l’ai dit, ce n’est pas ça qui motivait ma réaction et je ne suis pas comme les chats : je ne grimpe pas au plafond. Je ne peux donc pas descendre et aider à vous délivrer sans risquer de me retrouver moi-même au fond et prisonnier.

— Ce doit être ma punition pour vous avoir jugé du fond. Je vous prie de me pardonner. C’était vraiment injustifié.

— C’est oublié. N’en parlons plus. D’autant que j’en ai l’habitude. Je suis le seul tigre écrivain. Leurs façons sont souvent plus rudes.

— C’est vrai, je les imagine mieux à singer leurs nobles ancêtres.

 

— Plus de singe noble, par pitié. J’ai discuté avec l’un d’eux et je ne veux plus rien à voir avec ce genre de personnage.

— Je vous comprends, cher inconnu et je sais de qui vous parlez. Il fut un temps où moi aussi je côtoyais l’individu. Mais ça ne m’avance pas beaucoup. Quand je parlais de vos aïeuls, j’imaginais leurs dents de sabre pouvant trancher tout ce fatras.


 
— Leurs dents de sabre ? Comme dans Star Wars ? Comment pouvaient-ils les porter ? Si je devais en faire autant, c’est sûr que je me blesserais.

En imaginant les objets fixés à la place des dents, le phacochère partit à rire et se roula dans tous les sens. Au point que les racines laissèrent un peu d’espace à ses défenses et qu’il put s’extirper enfin du piège et du trou à la fois.

Après s’être activé des pattes pour vite reboucher le fossé, il invita le tigre à boire un coup au point d’eau le plus proche. Tout en marchant, ils discutaient des plaines du Kilimandjaro et du château dans les nuages, raison de la venue du tigre.

Quand le cochon eut connaissance du souci qu’avait son ami, il lui proposa de l’aider en s’occupant de tout stocker. Il y aurait assez de place dans les déserts environnants et il y faisait toujours sec. Rien ne s’abîmerait jamais.

Alors, une ou deux fois par mois, le tigre et le cochon se virent, ou en Afrique, ou en Asie, selon les besoins et l’envie.

Le tigre avait les bras chargés d’un carton de sa production et le phacochère racontait ce qu’il faisait des précédents.


C’est ainsi que le tigre apprit que ces histoires couvraient le monde et qu’on tournerait même un film : le tigre aux lasers dans la bouche.

Ils en devinrent tous deux si riches que le tigre déménagea dans une maison dix fois plus grande au point qu’il n’avait plus besoin d’envoyer le moindre carnet tant il avait de quoi ranger.

Il continua malgré tout, car c’est ainsi en amitié et chacun d’entre eux savoura, partage et réciprocité.




Les images proviennent toutes du site d'images libres de droit Pixabay : https://pixabay.com

mardi 22 septembre 2020

Word War Three 2 : transhumance


      



 

 

Les trois mots imposés sont Régime, épouse et sérieux. C'est Alexandre Page qui les a choisi. Un grand merci à lui.Je vous mets le lien vers son site : cliquez sur la photo !

 

Si vous avez envie de me voir et m'écouter, passez sur Youtube me faire un petit bonjour :

 https://youtu.be/GrhKyTHtoSE


Transhumance.

 Basile, le septième fils du Baron Lapin, n’avait pas le choix : il devait se marier. Bien sûr, il aurait pu refuser et apprendre un métier pour gagner sa vie, mais cela aurait été la première fois qu’un Lapin travaille et il n’avait pas la moindre idée de comment faire.

S’il voulait être pris en compte dans la succession familiale et toucher chaque premier jour du mois sa rente, il devait obéir à l’injonction paternelle et s’unir à une inconnue.

 

Il s’était donc résigné et avait demandé à Léon, son valet de pied personnel de se renseigner sur sa future épouse ; consternation totale pendant le compte-rendu : la dame était fille de marchand. L’horreur !

Basile comprenait bien le pourquoi : garantir au Baron de bons débouchés commerciaux et une prospérité financière. Mais cela impliquait aussi qu’il deviendrait utile, ce qui pour lui, fier descendant de Lapin, revenait presque à travailler. Quelle indignité !


 Dans sa chambre avec lit à baldaquin, tapisseries aux murs et lourdes tentures aux fenêtres, il faisait les cent pas, de son bureau en bois rare à la psyché ramenée d’orient, tout en enrageant :

Une fille de marchands ? Une jaune comme on dit des vendeurs de beurre ? Hors de question ! Je préfère apprendre à servir des bières ou pousser des chariots !

L’un n’empêche pas l’autre. Pensa le valet de pied.

 

C’était l’une de ces nombreuses certitudes in petto que Léon avait chaque jour en regardant évoluer ces êtres convaincus de leur supériorité et que bien sûr il ne prononcerait jamais à haute voix.

Vous vous plaignez de ne plus pouvoir rester avec ceux de votre couleur, les nobles, les « sangs bleus ». Que devrais-je dire ? Je n’en ai aucune. Je suis gris. Même pas rouge : gris ! Terne ! Presque transparent ! Un meuble !

Sans manifester la moindre expression, comme toujours, il continua d’attendre debout, près de la porte, tandis que son maître n’en finissait plus de maudire son père, le destin, les marchands, la finance et le monde entier.


Cela dura ainsi une semaine, mais il fallut bien faire avancer les choses, puisque le Baron le lui avait ordonné.

Basile se décida donc à rencontrer sa future moitié. Ce qui veut dire qu’il demanda à Léon de tout préparer pour le voyage.

En effet, la fille habitait dans un pays fort éloigné et c’était une autre raison du profond déplaisir du jeune homme qui ne se voyait pas quitter la résidence familiale pour de bon.

Malgré tout, le carrosse fut prêt à l’aube le lendemain. Il s’en serait allé dans les brumes matinales si Basile n’avait pas mis autant de temps à manger, se laver et multiplier les activités de dernière minute pour profiter encore de son chez-soi qu’il abandonnait pour toujours.

Le soleil se trouvait haut dans le ciel lorsqu’enfin l’équipage démarra. Un départ salué par tout le personnel et les quelques rares cousins qui s’étaient sentis obligés de venir faire acte de présence, des fois qu’un jour, la roue tourne.



Il faisait beau et les paysages magnifiques se succédaient, ponctués d’arrêts en hôtel et de déjeuners sur l’herbe.

Léon, debout dehors à l’arrière, comme le voulait son rang, profitait du spectacle et de l’air frais. Il était ravi.

Dedans, assis bien confortablement, Basile se désespérait et se lamentait un peu plus chaque instant, ratant tout ce qui aurait pu lui redonner un peu de joie.

Enfin, ils franchirent les frontières de leur nouveau pays : garenne. Ne restait plus que deux jours avant l’inévitable rencontre, qui filèrent trop vite pour Basile et trop lentement pour Léon. Quand les murailles de la ville apparurent et que Basile les aperçut, il passa la tête au-dehors et s’indigna :

 

Comment ? Nous n’allons pas dans leur propriété ?

— Si, Monsieur. Elle se trouve à l’intérieur de l’enceinte.

Basile n’en pouvait plus :

— Dedans ? Cela veut dire ni bois, ni étang, ni jardins ? Rien ?

— Je le crains, Monsieur.

— Une cabane ! On m’envoie dans une cabane.

Il se rassit, encore plus abattu qu’avant. Léon se permit un sourire ; personne ne pouvait le voir.

Le carrosse roula un moment sur les gros pavés de la cité avant de s’arrêter. Ils étaient arrivés.

Léon commença aussitôt à décharger les bagages après avoir ouvert la porte et mis le marchepied tandis que Basile tentait de se calmer pour faire bonne figure. Enfin, il sortit.

Dehors, une rangée de personnes en vêtements de tous les jours attendait. Il ignora ces gens de maison aux tenues peu raccordées et regarda autour de lui, détaillant la bâtisse qui ne faisait que trois étages :

Un clapier ! C’est un clapier !

 

Il se demandait pourquoi personne n’était venu l’accueillir lorsqu’une des femmes présentes toussa. Lui fit mine de ne pas entendre et reconnut intérieurement que les ornements de l’architecture méritaient que l’on s’y attarde. La femme recommença. Ennuyé de devoir en tenir compte, il se tourna vers elle :

— Oui ?

Elle fit une simple révérence qui, dans son ancienne demeure, aurait été considérée comme un manque de savoir-vivre :

— Bienvenue monsieur Lapin. Je suis enchantée de faire votre connaissance.

Il hocha la tête pour montrer qu’il avait entendu, ne releva pas qu’elle n’avait pas prononcé la majuscule de Monsieur pour ne pas causer d’esclandre et attendit quelques instants : cette employée ne devait pas croire qu’ils avaient une discussion. Alors, il demanda :

— Où se trouvent le maître de maison, sa fille et leur parentèle ?

— Nous sommes tous ici, monsieur. Je suis Danka, votre future épouse et voici mon père.

Réalisant l’étendue de sa bévue, Basile devint rouge pivoine et s’avança vers eux :

— Je suis confus de ne pas vous avoir aussitôt salués. Les voyages me tournent toujours la tête. J’avais besoin d’air.

Chacun fit mine de croire à l’excuse et tous passèrent à l’intérieur.

Les jours qui suivirent furent assez compliqués pour Basile qui dut désapprendre nombre de choses et abandonner quelques illusions. Bon an, mal an, il réussit à dépasser ses idées préconçues et trouva sa place au sein de cette nouvelle famille, grâce à l’aide de Léon qui se permit de lui dire tout ce qu’il pensait de ces anciennes façons.

Heureusement, Basile avait déjà fait un bon bout de chemin dans sa tête et, devenu plus conscient, il comprit qu’il s’agissait de mots de vérité. Au lieu de le renvoyer, il lui proposa d’améliorer ses gages à condition qu’il continue de rester franc.

Grâce aux conseils qu’il recevait ainsi chaque jour, Basile parvint à se faire apprécier tant de Danka que de sa famille. Il se mit aussi à aimer ce nouveau régime de vie qui, de fait, lui allait plutôt bien :

— C’est agréable de travailler, au fond. Même à servir des bières ou pousser des chariots.

— Oui, Monsieur.

— Quand donc cesseras-tu de m’appeler Monsieur ?

— Jamais, Monsieur.

Ainsi devinrent-ils plus ou moins amis, malgré leurs rangs.


Le mariage fut organisé sur place, en toute simplicité. La famille de Basile n’envoya à la cérémonie que quelques cousins qui s’étaient sentis obligés de venir faire acte de présence, des fois qu’un jour, la roue tourne et qui amenaient avec eux bon nombre de cadeaux. Ce fut un moment bien agréable pour les convives.

Deux années passèrent et deux enfants naquirent de l’union de Basile et Danka. Léon se découvrit moins transparent quand il trouva lui aussi l’amour. Tout allait bien.


Un matin, une lettre arriva : le Baron Lapin voulait voir ses descendants et proposait aux parents de lui rendre visite en sa demeure pour cette occasion.

Basile n’attendait que cela et répondit par l’affirmative à la demande, tout en se retenant de rire, ce que Danka ne se gênait pas de faire à ses côtés.

Le voyage se révéla bien plus satisfaisant que le précédent pour Basile qui cette fois profita du spectacle et de l’air frais. Les paysages magnifiques se succédèrent, ponctués d’arrêts en hôtel et de déjeuners sur l’herbe, moments de complicité partagés.

Enfin, ils arrivèrent et furent reçus par le personnel de maison bien aligné en rang.


Ce n’est qu’une fois qu’ils eurent tous quitté le carrosse que le Baron condescendit à sortir les rejoindre. Lorsqu’il aperçut ses petits enfants, il se figea :

— Ce n’est pas sérieux ! Ce ne sont pas mes descendants !

Basile haussa les sourcils :

— Si, mon père le Baron. Ce sont bien eux.

— Mais ils sont verts ! Leur peau est toute verte !


— Marier un sang bleu et une dame jaune, c’est vous qui l’avez voulu, il me semble. Que donc attendiez-vous comme résultat ?

Le Baron, vert lui aussi, mais au sens figuré, fit demi-tour, s’en retourna chez lui et referma en claquant la porte.


Comprenant qu’ils n’étaient plus les bienvenus, Danka et Basile remontèrent en carrosse avec leurs enfants. Ils allèrent à un hôtel qu’ils avaient réservé en prévision d’un tel dénouement avant de rentrer chez eux y vivre heureux.

Et c’est ainsi que les lapins de Garenne se mirent au vert.



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