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En vous souhaitant de prendre autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les écrire.

mardi 22 septembre 2020

Word War Three 2 : transhumance


      



 

 

Les trois mots imposés sont Régime, épouse et sérieux. C'est Alexandre Page qui les a choisi. Un grand merci à lui.Je vous mets le lien vers son site : cliquez sur la photo !

 

Si vous avez envie de me voir et m'écouter, passez sur Youtube me faire un petit bonjour :

 https://youtu.be/GrhKyTHtoSE


Transhumance.

 Basile, le septième fils du Baron Lapin, n’avait pas le choix : il devait se marier. Bien sûr, il aurait pu refuser et apprendre un métier pour gagner sa vie, mais cela aurait été la première fois qu’un Lapin travaille et il n’avait pas la moindre idée de comment faire.

S’il voulait être pris en compte dans la succession familiale et toucher chaque premier jour du mois sa rente, il devait obéir à l’injonction paternelle et s’unir à une inconnue.

 

Il s’était donc résigné et avait demandé à Léon, son valet de pied personnel de se renseigner sur sa future épouse ; consternation totale pendant le compte-rendu : la dame était fille de marchand. L’horreur !

Basile comprenait bien le pourquoi : garantir au Baron de bons débouchés commerciaux et une prospérité financière. Mais cela impliquait aussi qu’il deviendrait utile, ce qui pour lui, fier descendant de Lapin, revenait presque à travailler. Quelle indignité !


 Dans sa chambre avec lit à baldaquin, tapisseries aux murs et lourdes tentures aux fenêtres, il faisait les cent pas, de son bureau en bois rare à la psyché ramenée d’orient, tout en enrageant :

Une fille de marchands ? Une jaune comme on dit des vendeurs de beurre ? Hors de question ! Je préfère apprendre à servir des bières ou pousser des chariots !

L’un n’empêche pas l’autre. Pensa le valet de pied.

 

C’était l’une de ces nombreuses certitudes in petto que Léon avait chaque jour en regardant évoluer ces êtres convaincus de leur supériorité et que bien sûr il ne prononcerait jamais à haute voix.

Vous vous plaignez de ne plus pouvoir rester avec ceux de votre couleur, les nobles, les « sangs bleus ». Que devrais-je dire ? Je n’en ai aucune. Je suis gris. Même pas rouge : gris ! Terne ! Presque transparent ! Un meuble !

Sans manifester la moindre expression, comme toujours, il continua d’attendre debout, près de la porte, tandis que son maître n’en finissait plus de maudire son père, le destin, les marchands, la finance et le monde entier.


Cela dura ainsi une semaine, mais il fallut bien faire avancer les choses, puisque le Baron le lui avait ordonné.

Basile se décida donc à rencontrer sa future moitié. Ce qui veut dire qu’il demanda à Léon de tout préparer pour le voyage.

En effet, la fille habitait dans un pays fort éloigné et c’était une autre raison du profond déplaisir du jeune homme qui ne se voyait pas quitter la résidence familiale pour de bon.

Malgré tout, le carrosse fut prêt à l’aube le lendemain. Il s’en serait allé dans les brumes matinales si Basile n’avait pas mis autant de temps à manger, se laver et multiplier les activités de dernière minute pour profiter encore de son chez-soi qu’il abandonnait pour toujours.

Le soleil se trouvait haut dans le ciel lorsqu’enfin l’équipage démarra. Un départ salué par tout le personnel et les quelques rares cousins qui s’étaient sentis obligés de venir faire acte de présence, des fois qu’un jour, la roue tourne.



Il faisait beau et les paysages magnifiques se succédaient, ponctués d’arrêts en hôtel et de déjeuners sur l’herbe.

Léon, debout dehors à l’arrière, comme le voulait son rang, profitait du spectacle et de l’air frais. Il était ravi.

Dedans, assis bien confortablement, Basile se désespérait et se lamentait un peu plus chaque instant, ratant tout ce qui aurait pu lui redonner un peu de joie.

Enfin, ils franchirent les frontières de leur nouveau pays : garenne. Ne restait plus que deux jours avant l’inévitable rencontre, qui filèrent trop vite pour Basile et trop lentement pour Léon. Quand les murailles de la ville apparurent et que Basile les aperçut, il passa la tête au-dehors et s’indigna :

 

Comment ? Nous n’allons pas dans leur propriété ?

— Si, Monsieur. Elle se trouve à l’intérieur de l’enceinte.

Basile n’en pouvait plus :

— Dedans ? Cela veut dire ni bois, ni étang, ni jardins ? Rien ?

— Je le crains, Monsieur.

— Une cabane ! On m’envoie dans une cabane.

Il se rassit, encore plus abattu qu’avant. Léon se permit un sourire ; personne ne pouvait le voir.

Le carrosse roula un moment sur les gros pavés de la cité avant de s’arrêter. Ils étaient arrivés.

Léon commença aussitôt à décharger les bagages après avoir ouvert la porte et mis le marchepied tandis que Basile tentait de se calmer pour faire bonne figure. Enfin, il sortit.

Dehors, une rangée de personnes en vêtements de tous les jours attendait. Il ignora ces gens de maison aux tenues peu raccordées et regarda autour de lui, détaillant la bâtisse qui ne faisait que trois étages :

Un clapier ! C’est un clapier !

 

Il se demandait pourquoi personne n’était venu l’accueillir lorsqu’une des femmes présentes toussa. Lui fit mine de ne pas entendre et reconnut intérieurement que les ornements de l’architecture méritaient que l’on s’y attarde. La femme recommença. Ennuyé de devoir en tenir compte, il se tourna vers elle :

— Oui ?

Elle fit une simple révérence qui, dans son ancienne demeure, aurait été considérée comme un manque de savoir-vivre :

— Bienvenue monsieur Lapin. Je suis enchantée de faire votre connaissance.

Il hocha la tête pour montrer qu’il avait entendu, ne releva pas qu’elle n’avait pas prononcé la majuscule de Monsieur pour ne pas causer d’esclandre et attendit quelques instants : cette employée ne devait pas croire qu’ils avaient une discussion. Alors, il demanda :

— Où se trouvent le maître de maison, sa fille et leur parentèle ?

— Nous sommes tous ici, monsieur. Je suis Danka, votre future épouse et voici mon père.

Réalisant l’étendue de sa bévue, Basile devint rouge pivoine et s’avança vers eux :

— Je suis confus de ne pas vous avoir aussitôt salués. Les voyages me tournent toujours la tête. J’avais besoin d’air.

Chacun fit mine de croire à l’excuse et tous passèrent à l’intérieur.

Les jours qui suivirent furent assez compliqués pour Basile qui dut désapprendre nombre de choses et abandonner quelques illusions. Bon an, mal an, il réussit à dépasser ses idées préconçues et trouva sa place au sein de cette nouvelle famille, grâce à l’aide de Léon qui se permit de lui dire tout ce qu’il pensait de ces anciennes façons.

Heureusement, Basile avait déjà fait un bon bout de chemin dans sa tête et, devenu plus conscient, il comprit qu’il s’agissait de mots de vérité. Au lieu de le renvoyer, il lui proposa d’améliorer ses gages à condition qu’il continue de rester franc.

Grâce aux conseils qu’il recevait ainsi chaque jour, Basile parvint à se faire apprécier tant de Danka que de sa famille. Il se mit aussi à aimer ce nouveau régime de vie qui, de fait, lui allait plutôt bien :

— C’est agréable de travailler, au fond. Même à servir des bières ou pousser des chariots.

— Oui, Monsieur.

— Quand donc cesseras-tu de m’appeler Monsieur ?

— Jamais, Monsieur.

Ainsi devinrent-ils plus ou moins amis, malgré leurs rangs.


Le mariage fut organisé sur place, en toute simplicité. La famille de Basile n’envoya à la cérémonie que quelques cousins qui s’étaient sentis obligés de venir faire acte de présence, des fois qu’un jour, la roue tourne et qui amenaient avec eux bon nombre de cadeaux. Ce fut un moment bien agréable pour les convives.

Deux années passèrent et deux enfants naquirent de l’union de Basile et Danka. Léon se découvrit moins transparent quand il trouva lui aussi l’amour. Tout allait bien.


Un matin, une lettre arriva : le Baron Lapin voulait voir ses descendants et proposait aux parents de lui rendre visite en sa demeure pour cette occasion.

Basile n’attendait que cela et répondit par l’affirmative à la demande, tout en se retenant de rire, ce que Danka ne se gênait pas de faire à ses côtés.

Le voyage se révéla bien plus satisfaisant que le précédent pour Basile qui cette fois profita du spectacle et de l’air frais. Les paysages magnifiques se succédèrent, ponctués d’arrêts en hôtel et de déjeuners sur l’herbe, moments de complicité partagés.

Enfin, ils arrivèrent et furent reçus par le personnel de maison bien aligné en rang.


Ce n’est qu’une fois qu’ils eurent tous quitté le carrosse que le Baron condescendit à sortir les rejoindre. Lorsqu’il aperçut ses petits enfants, il se figea :

— Ce n’est pas sérieux ! Ce ne sont pas mes descendants !

Basile haussa les sourcils :

— Si, mon père le Baron. Ce sont bien eux.

— Mais ils sont verts ! Leur peau est toute verte !


— Marier un sang bleu et une dame jaune, c’est vous qui l’avez voulu, il me semble. Que donc attendiez-vous comme résultat ?

Le Baron, vert lui aussi, mais au sens figuré, fit demi-tour, s’en retourna chez lui et referma en claquant la porte.


Comprenant qu’ils n’étaient plus les bienvenus, Danka et Basile remontèrent en carrosse avec leurs enfants. Ils allèrent à un hôtel qu’ils avaient réservé en prévision d’un tel dénouement avant de rentrer chez eux y vivre heureux.

Et c’est ainsi que les lapins de Garenne se mirent au vert.



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